Florence sous la neige
J'ai vingt ans, je suis jeune et je découvre étonnée la Toscane sous la neige. Il parait que c'est rare. Comme notre histoire. Il est plus ägé que moi, il a une autre vie, sans moi. Il est énigmatique et étrange parfois. Cela fait six mois que nous sommes ensembe et je ne sais finalement pas grand chose de lui. D'ailleurs, je ne sais pas grand chose tout court. A un âge où l'on est censé s'élancer vers le monde, plein d'enthousiasme, je suis plutôt très sage et très réservée dans mes élans. Mon univers c'est ma famille et les études. Je ne me projette pas tellement vers l'avenir, si ce n'est en termes professionnels : réussir mes études et ensuite trouver un travail bien payé. Je n'ai pas de passions, pas d'ambitions, pas d'émotions peut-être... Cet homme est arrivé dans ma vie sans que je m'en aperçoive, sans que je le veuille vraiment. C''est juste confortable par rapport aux autres : j'ai un ami, je suis normale, je suis comme les autres - vu de l'extérieur. Est-ce que je suis amoureuse ? C'est finalement peu probable. Je lui dis que je l'aime, je le dis aux autres, mais je suis loin d'être convaincue. Je joue à l'adulte, mais sans véritable conviction. Je suis comme Florence endormie sous la neige et silencieuse. Je suis en attente. Mais je ne le sais pas. J'attends quelque chose ou quelqu'un peut-être. Quoi ou qui ? Aucune idée.
Aujourd'hui, peu de souvenirs me restent de cette partie de ma vie. J'ai traversé ces années comme on traverse un nuage. J'étais dans un brouillard épais, je ne voyais pas les autres, je ne me voyais pas. C'est tout à fait étrange d'avoir marché à l'aveuglette pendant si longtemps, sans m'en rendre compte. L'impression d'avoir perdu mon temps, d'avoir râté tant de choses, d'expériences possibles, l'impression de ne pas avoir vécu ces années. Comme dans un film muet en noir et blanc, je passe mais ne m'arrête pas. J'essaie de trouver des images dans mes souvenirs, mais je ne me reconnais pas. Cette jeune idiote, ce n'est pas moi...?
Nous marchons en silence dans un petit chemin. Il neige de plus en plus fort et nous sommes perdus. Il n'y a aucun bruit et il n'y a personne nulle part. De vrais amoureux seuls au monde. L'image est trompeuse. Seuls au monde, sans doute. Mais deux solitudes qui marchent côte à côte ne font pas un couple d'amoureux. Deux âmes perdues sur un chemin en Italie qui cheminent sans comprendre ce qu'elles font là, sans savoir où elles vont, où elles veulent aller. Deux tristesses et deux individus étranges hors du temps et hors du monde. Qui y a-t-il à comprendre dans ce souvenir ? Pourquoi revient-il maintenant alors que cette époque est passée depuis si longtemps - a-t-elle vraiment existé d'ailleurs ?
Chercher, trouver, voir, comprendre... J'ai toujours un train de retard. Sur le moment, je ne comprends pas ce qui m'arrive, je ne sais pas analyser le pourquoi du comment. En conséquence de quoi je ne prends donc jamais - ou presque - les bonnes décisions. Après, plus tard, avec le recul, je me dis "j'aurais dû faire ça, dire ça". Toujours je suis en décalage, décalée, trop lente, trop ci ou trop ça, pas assez réactive.
J'ai rêvé de l'Italie. J'ai rêvé de romantisme. J'ai rêvé d'amour, sans doute aussi.
Je suis passé à côté. Je ne m'en suis pas aperçue. Tant d'erreurs, tant d'errances.
Nos pas ne nous mènent pas toujours où il faudrait aller. Les chemins ne vont pas toujours où ils devraient aller. Et finalement, ce soir je m'interroge sur le sens de tout cela : le froid de la campagne toscane, le silence de la neige, l'inconnu - presque - qui cheminait à mes côtés, l'incertitude de la route à prendre. Et si cela avait été vrai ? Si cela avait été pour que je comprenne que je faisais fausse route ? Que ce n'était pas ce qu'il fallait que je faisse ? Comme un message que je n'aurais pas su lire. Comme une indication non comprise.
Au lieu de le quitter cet homme étrange et qui ne m'apportait rien, je l'ai gardé pendant de nombreuses années. Je me suis obstinée à rester avec lui. Personne d'autre n'a essayé de me séduire pendant tout ce temps. Pourquoi ? J'étais jolie. J'étais instruite, intelligente d'une certaine façon. Mais non. Rien n'y personne n'a fait obstacle. Je suis restée dans une fausse histoire, sans joie, sans vérité, sans amour, sans rien. Pourquoi ? Par peur d'être seule, par habitude, par manque de confiance en moi, par bêtise... Il m'a menti. Il m'a trahi. Il a profité de ma jeunesse, de ma stupidité, de ma naïveté. J'ai subi sans me battre, sans me révolter, sans même m'interroger. En réfléchissant bien, j'ai honte d'avoir laissé passer me jeunes années pour lui.
Comme la Belle au Bois dormant, je dormais en attendant qu'on me réveille. J'ai dormi longtemps, trop longtemps, et le temps a passé.
Il ne faut pas laisser passer le temps. Il est précieux et il ne revient pas. Il ne faut pas avoir peur. Il faut être. Il faut être soi, pour soi. Ne plus me laisser endormir, ne plus me laisser faire, ne plus me perdre. C'est pour cela que le souvenir est revenu. Pour que je n'oublie plus cela, pour que je ne laisse plus ma vie passer sans m'en rende compte.